Les statues de Muriel sont des rêves éveillés. Qu’elles aient la durabilité lisse et primitive
d’une église romane ou d’une idole des Cyclades – rois et reines au sourire d’ange – ou une
facture plus frémissante à la manière d’un Rodin ou d’un Daumier, elles portent toutes un air de
songe et de souvenir, créatures d’un roman non-écrit. Le plus étrange est que ces visages, Muriel,
en somnambule, les découvre avec la même curiosité que nous. D’où leur expression à la fois
pudique et sans fard, laissant transparaître un paysage intérieur aussi rayonnant qu’insaisissable –
un comble pour une œuvre en trois dimensions. La matière, ici, a été transformée en nuage, adoucie
jusqu’à l’impalpable sous les doigts de l’artiste, rendue entièrement poreuse aux sentiments, à la
mémoire, aux échos lointains, devenue, pour tout dire, image : la vie de l’âme s’y dessine à même
la blancheur du plâtre, aussi tremblante et fugitive qu’un trait de fusain dialoguant avec le grain du
papier. De ce laiteux brouillard émerge avec une netteté surnaturelle (tel un effet de sourdine qui
aiguiserait l’ouie) à la fois l’éblouissement d’une naissance et l’ancienneté d’un visage reconnu.
Ainsi, déjà, ces statues font-elles œuvre de lumière.
lI en ira pareillement dans sa peinture. La magnifique série des Fragments, liens et débris,
exposée en 2009 à la Cité internationale des arts, offre la même hospitalité au fugace et au fragile,
un même affleurement d’âme. L’étonnante modestie dont fait preuve Muriel dans ses formats, ses
matériaux et ses moyens – croix, chevrons, pointillés, carrelages ou vaguelettes répétés avec le
sérieux si pur, si dénué de prétention, qu’ont les enfants lorsqu’ils s’appliquent (et l’on sait le temps
et l’énergie que, dans ses ateliers, elle leur consacra) – est caractéristique de ce désir d’en rester
au plus près de la source : même quand elle peint, on dirait du feutre. Cela concordait sans doute
avec sa candeur généreuse face aux cahots de l’existence, armée seulement d’une infatigable
capacité d’émerveillement et d’une bravoure de funambule. La composition de ces tableaux
y est pourtant sûre et sophistiquée, marquée par une variété de langages, une science des
combinaisons, une subtilité dans les rapports de forme et un raffinement dans le jeu des couleurs,
qui donnent à chaque image son climat, son équilibre, ses points de fuite, son dynamisme. Le
plus souvent, l’œuvre commence par le collage d’un fragment de peinture, prolongé au-delà de
ses bords, amplifié en exubérantes improvisations. Différents plans se superposent, des éléments
s’avancent et d’autres reculent, il se creuse des écarts et des distances, lumineux équilibre
entre des morceaux en errance de vie aimée : pénombre d’un feuillage, architectures ouvertes,
enchantement de motifs abstraits. Chaque tableau bricole ainsi son habitation visuelle au sein d’un
monde bancal, et baigne l’image dans une même spatialité, piscine où se reflètent et chatoient les
ombres, les couleurs et les clartés, morcelées à fleur d’eau. La lumière, matinale, y tinte avec une
fraîcheur d’argent
Dans la série Vivacités, tout change. Ces pages intimes, arrachées à la maladie qui devait
emporter Muriel en 2023, sont comme un ultime journal de bord, tenu quasi-quotidiennement et
presque jusqu’à la fin, avec un sentiment d’urgence aggravé par la terrifiante perspective de perdre
la vue. On y devine confusément les mêmes éléments familiers – eau, bateaux, fleurs et troncs,
rues et toitures secrètes, chambres calmes, jardins ruisselants – mais une véhémence nouvelle
unifie tout. Ni blanc ni vide, ni ligne, ni souci d’équilibre, tout disparaît au profit d’une explosion
sauvage de traits au pastel, de taches et de hachures bariolées qui simultanement dessinent
et colorient. L’espace est évacué, les touches s’agrègent sans se préoccuper de leur définition,
négociant leur chants et leurs dissonances réciproques dans un exultant bord-à-bord; tout se
resserre, s’affronte et jubile de concert. Le tableau en paraît même plus composé, mais jaillit depuis
son propre fond. Le plus étonnant est que cette frénésie éruptive, qui rappelle l’expressionnisme,
est pourtant dénuée de la moindre violence, portée seulement par un pur amour de la couleur,
une confiance en la lumière et une bouleversante transfiguration du regard, brasier sombre sur les
ailes d’un papillon. Ce voyage vers le cœur solaire fut indéniablement spirituel. Et cela étreint de
voir Muriel, à l’heure même où déclinait sa vue et que la vie s’éloignait d’elle, oser pareille vision,
choisir d’embrasser sans posséder, d’affirmer sans simplifier, quittant l’eau virginale et les barques
qui s’entrechoquent pour aller non pas vers un renoncement noir ou un cri d’angoisse, mais vers
ces gerbes de fleurs en feu et ces vitraux en fusion.
Alexandre Bakker